Les navigateurs de berge

L’expression semble un non sens!

Comment peut-on naviguer à partir d’une berge? C’est pourtant l’expression qui est employée dans nos registres paroissiaux pour désigner la profession de certains de nos anciens. Ceux-là qui gagnaient leur vie à faire fonctionner la navigation dans les rapides seraient même parmi les premiers résidents de Coteau-du-Lac. Dès les années 1660 et jusqu’aux années 1800, certains Européens nous ont laissé des descriptions de ces gens de métier dans leurs notes de voyage vers les Pays d’en Haut.

Les noyades étaient fréquentes dans les rapides tellement leur traversée était périlleuse. Ces torrents d’eau qui décoraient le fleuve de leur écume portent des noms évocateurs: la Pointe-des-Cascades, les rapides du Rocher-Fendu, du Trou du Moulin, de la Faucille, de la Pointe des Cèdres, et du Coteau-du-Lac, les plus impétueux étant ces derniers. Avant l’arrivée des blancs en nos territoires, les amérindiens, pourtant passés maîtres dans le canotage en eaux vives, préféraient le portage en ces endroits, même en les descendant.

Peu de temps après la « conquête », l’appât du gain amena les marchands à « forcer » cette route plutôt qu’à la contourner. Ils augmentèrent le volume de leur négoce en augmentant la capacité des moyens de transport. On ne se servait plus du canot d’écorce, mais du « batteau ». C’était une barque mesurant entre 33 et 40 pieds de longueur par 5 à 8 de largeur. Elle pouvaient transporter 30 à 40 barils de farine ou 3 à 5 tonnes de marchandises en plus du personnel nécessaire à son opération. On y transportait aussi parfois des voyageurs. On ne parlait donc plus de portage! Il fallait hâler ces embarcations dans les endroits difficiles. On imagina alors un type de canal primitif dont un côté était la berge et l’autre un mur de grosses roches, amoncelées de façon désordonnée dans le gros courant, afin d’en diminuer un peu les ressacs et remous. On donna le nom de « rigolets » à ces aménagements rudimentaires qui précédèrent la construction de vrais canaux à écluses.

berge1Les rigolets
Ces endroits stratégiques de la navigation sur le fleuve étaient le lieu de travail de nos aïeux exerçant le dur métier de « navigateurs de berge ». A vrai dire, les rigolets adoucissaient à peine les obstacles. Il y avait les escarpements à pic sur lesquels il fallait se hisser pour hâler les embarcations déjà allégées du trois-quart de leur cargaison. Sur d’assez longs espaces il fallait s’enfoncer dans l’eau tumultueuse jusqu’à la ceinture et même jusqu’aux aisselles. Le lit de ces rigolets était fort inégal et les galets étaient visqueux. Quel métier!

(À gauche, une portion bien conservée du rigolet de Coteau-du-Lac)

Au Musée David Stewart de l’Ile Sainte-Hélène, on peut consulter des documents, entre autres de Isaac Weld jr, de Robert Hunter jr, de John Maude et de George Heriot datant d’autour de 1785, qui nous décrivent ces gens de métier. C’étaient de fiers gaillards, la plupart canadiens-français, vêtus d’une veste de drap grossier, s’arrêtant aux genoux, et d’un rude pantalon gris en étoffe du pays. Ils étaient coiffés d’un feutre calé jusqu’aux oreilles et chaussés de souliers en peaux ressemblant à des mocassins. Ils fumaient la pipe à s’en boucaner l’esprit, buvaient du rhum pour se donner du courage, hurlaient à fendre l’âme lors de la traversée des rapides, et chantaient fort harmonieusement en manœuvrant la rame ou la perche en eaux calmes.

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Le rapide du Buisson, aux Cascades, dans ;les années 1940 (photo de la Société de recherches historiques de Pointe-des-Cascades)

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Dessin représentant le hâlage « à la cordelle » dans les rapides.

Le va et vient du commerce et du transport des personnes engendra assez tôt une activité économique à proximité de ces hâlages le long du fleuve. Les « navigateurs de berges » établirent leurs familles non loin de leur lieu de travail. Les marchandises avaient parfois besoin d’être abritées; les voyageurs devaient être ravitaillés et parfois hébergés pour la nuit ou plus longtemps par gros temps. C’est alors que le lieu-dit Coteau-du-Lac commença à prendre forme: imaginons-le centré très près du « Site historique national », sinon sur le site-même, et sur ce qui est devenu la rue Wilson.

Après la construction, en 1779, du premier canal à écluses en Amérique du Nord, des militaires, souvent avec leurs familles, vinrent à leur tour s’établir chez-nous pour protéger les biens et les personnes qui y transitaient. Il s’y établit alors un contrôle de douanes puis un bureau de poste. Le trafic augmenta: un rapport des responsables du canal de Coteau-du-Lac pour 1832, année de la fondation de la paroisse, fait état d’environ 2,000 éclusages. Les « navigateurs de berge » virent certainement leur sort s’améliorer, leur travail étant devenu moins pénible dû au canal, puis la prestation de services, autant aux militaires qu’aux voyageurs, leur procurant d’autres sources de revenus.

Au début des années 1840..

la disparition des dangers d’ordre militaire et le creusage du premier canal de Beauharnois pour accomoder les bateaux à vapeur firent que ce métier céda la place au progrès: ce n’était pas la première ni la dernière fois dans l’Histoire que cela arrivait…
Cela n’entraîna point l’anéantissement du village et de sa population, loin de là! Le défrichement des terres de la région et l’établissement des colons permit un recyclage de la main d’oeuvre en réponse à de nouveaux besoins découlant de l’agriculture.